Jean MOTTE dit FALISSE
Dr en criminologie
Psychologue clinicien
Maître de conférences
Université Catholique de Lille
Institut Catholique de Vendée
Facultés Libres de Philosophie et de Psychologie
Chercheur associé au laboratoire EA4050 CAPS Clinique de l’Acte et Psychosexualité – Université de Poitiers.
Président de l’Association pour la Recherche et les Pratiques en Ethno-Criminologie – ARPEC.
Tel : 06.81.73.32.79.
Risque, menace et danger : sens et natures de la dangerosité dans les discours criminologiques.
Conférence donnée le 28 juin 2024 à l’occasion du colloque international pluridisciplinaire d’Abidjan « L’Etat face aux menaces contemporaines : quelles solutions ? ».
Université Félix Ouphouët Boigny. UFR de Criminologie.
S’attacher à prévenir la récidive correspond à l’évidence à la préoccupation de parer au danger qu’elle représente pour l’intégrité de la société aussi bien que pour la bonne réinsertion sociale du délinquant. Mais parler de la notion de danger, c’est inévitablement évoquer la gravité et la pesanteur d’un mal, ce qui suscite dans le même temps un mélange en nous d’idées et d’émotions particulières : crainte, peur, anxiété, méfiance, angoisse… L’abord de cette notion de danger semble donc nous inscrire dans la logique apparente d’une association de termes et thématiques criminologiques actuelles : terreur et terrorisme, lutte, intimidation, menace, infractions, comportements dommageables, ordre public, répression et réaction pénale… Mais que recouvre réellement cette apparente cohérence de sens ? Quelle est la part de réel que désigne finalement le concept de danger ?
Notre premier constat est celui d’une contradiction dans les termes. En effet, le danger n’est pas le mal en soi. Il est sa potentialité et, de ce fait, porteur d’une incertitude quant à sa survenance. Il est d’ordre virtuel, non factuel. Sa conception renvoie à l’inexistence de son objet dans le présent, ou du moins à la présence de ce dernier « en creux ». Il faut dès lors parler d’un implicite en philosophie, d’une probabilité mathématique ou d’un hasard en sciences. En ce dernier cas, le danger serait plus ou moins soumis aux lois mathématiques des grands nombres. Quoi qu’il en soit, il est alors l’unique objet de la prévision et de la prédiction, de ce que les anciens nommaient aussi la divination.
Mais si l’on interroge la signification étymologique de ce concept de danger, on y découvre le sens premier du pouvoir. Issu du dongier (1), le danger dérive aussi du terme latin désignant explicitement le pouvoir, le dominarium. De même qu’il renvoie à l’idée « d’être le maître » (dominari) et à celle du maître en lui-même : dominus. Cet apport de l’étymologie assimile ainsi le danger à un objet factuel et réel. Il inscrit son existence dans le présent du pouvoir. Et il fait de cette présence un explicite et une certitude existentielle. De telle manière que parler de danger reviendrait à s’engager dans le constat plus que dans la prévision.
La langue française, en sa sémantique, semble donc vouloir répondre à l’incertitude par la contradiction. On reconnaît évidemment là une tendance naturelle de l’esprit à préférer l’approche positiviste du réel en ce qu’elle est rassurante. Ainsi, les cliniciens ont longtemps considéré que la dangerosité constituait une caractéristique stable des délinquants, en ce qu’elle était ancrée en leur personnalité profonde.
Et puisqu’il est à présent question de dangerosité, nous voici confrontés au nouveau constat d’une semblable contradiction des termes et des significations. Ainsi, Raphaële Garofalo (2), membre de l’école positiviste italienne et premier criminologue à recourir à ce terme de dangerosité, l’associe à la témébilité, soit à un défaut de sentiment moral de pitié ou de probité. Il voit dans le premier cas la caractéristique des auteurs de crimes contre les personnes, tandis qu’il rapporte le second cas aux auteurs de crimes contre les biens. Dès lors, de façon générale, la dangerosité devient à ses yeux le synonyme du crime universel. En inscrivant de telle sorte sa définition de la dangerosité dans une compréhension déterministe de la personnalité criminelle, Garofalo en fait inévitablement l’objet d’une certitude fondée par une logique causaliste.
Mais si l’on regarde de plus près les raisons d’un tel constat et que l’on remonte dans le temps pour ce faire, on s’aperçoit que c’est sous la plume du philosophe Jean-Jacques Rousseau que fut mentionnée en premier cette référence aux sentiments moraux de pitié et de justice en tant que critères de la raison qui fonde la capacité de l’Homme à s’engager dans le contrat social et à vivre donc en société. Cependant, cette même référence trouvait sens, au regard d’un Rousseau protestant convaincu, dans le fait qu’il s’agissait là des qualités divines transmises à l’Homme par Dieu à l’image duquel il fut créé. La pitié que nous rapprocherions aujourd’hui de la capacité d’empathie, et le sens de la Justice apparaissent dès lors comme les justifications de l’existence du libre-arbitre au cœur de la raison humaine. En cela, la référence à ces mêmes sentiments moraux comme critère de dangerosité en raison de leur carence ou de leur absence, est une manière de parler de l’incertain et de l’incertitude.
Des idées contraires se trouvent par conséquent véhiculées par les mêmes mots lorsqu’il est question de dangerosité. Une même contradiction ressort d’ailleurs de l’usage d’autres notions couramment associées à celle du danger ou de la dangerosité.
Prenons d’abord le temps d’analyser les tenants et aboutissants de l’idée de menace. Dans le langage courant et au regard du sens commun, nous y entendons la dimension de l’implicite déjà évoquée, en ce que la menace signifie toujours une incertitude, une éventualité, une virtualité, une possibilité à l’identique de la promesse. Son sens est en cela proche du sens commun du danger.
Mais lorsqu’on examine l’étymologie du terme, il apparaît que la « menace » découle du verbe latin minare, provenant lui-même du minae désignant un objet en saillie ou en surplomb (3). De là vient aussi le sens du verbe eminere : saillir, se détacher, se distinguer. Il y a donc, dans l’idée de la menace, la conception de ce qui est éminent et proéminent. Ainsi, le comminari latin signifie-t-il le fait de menacer vivement. Et un avertissement comminatoire est nécessairement assorti d’une menace de châtiment. Cette seconde signification de la menace rejoint de ce fait pleinement la compréhension étymologique retirée du concept de danger.
Arrêtons-nous ensuite quelques instants sur le concept de terreur. Etymologiquement parlant (4), il découle du terror latin qui provient lui-même du verbe tremere signifiant le fait de trembler. La terror latine désigne donc l’état de celui qui tremble. Mais elle est aussi connexe du verbe cremere, craindre. Il existe donc, dans la notion de terreur, une idée de fragilité et d’instabilité, la représentation de ce qui est provisoire et incertain. Cette idée générale rejoint ainsi la définition que nous avons donnée du danger en ce qu’il ressort de l’implicite.
Pourtant, toute littérature considérant le dispositif de la terreur d’un point de vue factuel, par exemple sous un angle sociologique, le fait apparaître comme plus intense et plus grave que celui de la simple violence, de même qu’elle met en lumière ses liens de sens avec la haine. En effet, la violence porte sur une victime spécifique et singulière, qu’elle soit individuelle ou collective. Elle s’éteint par ailleurs dans l’acte qui en constitue le but en soi. A ce titre, la terreur est l’équivalent d’une violence exemplaire puisqu’elle vise une cible plus large que celle de sa seule victime et qu’elle affecte généralement un groupe humain ou une population. La terreur se comprend donc aussi comme une violence instrumentale, comme une violence utilisée au titre d’un moyen d’accès à une fin qui lui est étrangère.
Pour sa part, la haine est intransigeante et radicale, surpassant en cela aussi l’idée de l’agressivité en intensité. Elle vise un ennemi absolu, dépassant les limites du réel en ampleur. Elle s’instaure d’ailleurs en dispositif pour cette raison précise. On la définira également comme définitive, ferme et totale, plongeant ses racines dans les fondements archaïques et pulsionnels du psychisme. Cette compréhension de la terreur nous renvoie donc à celle qui s’attachait à la définition étymologique du danger en tant qu’un pouvoir.
Au terme de tant de contradictions dans les significations possibles, où se trouve dès lors le sens véritable du danger et de son corollaire, la dangerosité ? Cette question interroge le linguiste et la définition possible du terme dans la langue française. Mais elle concerne en fin de compte tout autant le juriste et le psychiatre, le magistrat et l’expert puisqu’elle renvoie aux enjeux d’une décision portant sur la réalité d’un acte et sur la nature de son auteur. En d’autres mots, la question, philosophique et radicale, est : qu’est-ce que le vrai ?
A l’origine du war germain (5), la raçine indo-européenne wer renvoie à l’idée de ce à quoi il est possible de croire. Elle a donné sens et usage au verbe garir en ancien français, dont subsiste le participe présent « garant » qui affirme la vérité d’un fait ou d’une promesse et duquel dérive le verbe « garantir ». En latin, cette racine indo-européenne a produit l’adjectif verus, « vrai », dont découlent les termes de veritas (vérité), veridicus (véridique : qui dit la vérité), verificare (vérifier), verax (qui dit vrai) dont provient par contraction notre adjectif « vrai ». Le vrai a ainsi sens de ce qui permet de sortir de la crainte, de s’affranchir de la timidité et de se dégager de l’intimidation.
La quête du vrai ouvre alors à deux démarches possibles de recherche :
En premier lieu, on peut considérer la vérité en tant que synonyme de sureté, au sens étymologique du securus: ce qui procure assurance et certitude, fermeté du pied ou de la main. En cela, la vérité correspond à l’état de celui ou celle qui n’a rien à craindre. Elle est censée produire le sentiment de sécurité et, en corollaire, la tranquillité d’esprit bien ou mal fondée.
En second lieu cependant, on peut aussi considérer la vérité en tant que présence à soi-même, équivalent de la vie supposant conscience de soi et du monde. C’est là le sens éclairé par le terme grec alétheïa, ce qui est contraire au sommeil (léthargie) et à la mort (léthal). Cette représentation du vrai implique un enjeu de vie, de présence individuelle et de conscience. Ce qui signifie par contre aussi une inévitable expérience du doute, du conflit, de l’ambivalence, de la subjectivité, de la limite, de la crainte… Enjeu pour le sujet de la définition de son identité, la vérité se joue toute entière dans le dire, dans sa parole.
Ainsi pouvons-nous dès lors interroger la mesure du vrai dans l’affirmation ou la supposition prédictive d’une mesure du danger.
Qu’est-ce que la prédiction ? Que signifie de dire par avance cet incertain qu’est le danger ? Cette question se pose depuis la nuit des temps. Dès l’origine des civilisations les plus anciennes (6), elle fut associée à celle de la survenance des événements de la gravité la plus absolue et à la compréhension d’un destin personnel ou collectif, par exemple au regard de la volonté des dieux. En d’autres termes, la prédiction s’est toujours trouvée associée à la question du sacré et de ses attributs nécessairement dangereux puisque dépassant le seul champ de la conscience et des connaissances humaines. C’est pour ce motif que l’action du devin ou du chaman (7) est nécessairement soumise à une ritualité ayant vertu de protéger des effets d’une néfaste influence surhumaine ou divine.
Au cœur de cette ritualité réside par conséquent aussi l’interdit et l’incapacité à nommer directement ce qui se donne à voir et sa cause. Ainsi trouve sens l’interdit biblique de nommer Dieu, si ce n’est par le tétragramme YHWH ou par l’usage du pluriel Elohim qui contredit la représentation monothéiste. La prédiction est dès lors le lieu et le temps de l’enjeu d’un possible accès à une connaissance interdite, connaissance métaphysique d’un au-delà et connaissance morale du bien et du mal. Tandis que sa ritualité est un mode de réponse à l’angoisse, un moyen de passer du domaine de l’inconnu perturbateur et anxiogène à celui de la connaissance rassurante. La ritualité divinatoire ou prédictive est donc aussi le moyen de protéger l’univers face aux forces centrifuges du désordre.
A l’évocation de cette ritualité et de son principe de répétition mathématique, on ne pourra s’empêcher de penser au formalisme tout aussi mathématique des statistiques probabilistes dans l’usage des échelles actuarielles servant à la prévision contemporaine de la dangerosité criminologique d’un délinquant. De même qu’on peut rapprocher ce ritualisme de celui de la procédure pénale parfois tout aussi rigide que celui de la pratique d’une religion monothéiste. Et si l’on s’éloigne de notre culture occidentale pour considérer celle de l’Afrique noire et de l’animisme, il est possible de constater une constante conjonction entre la pratique de la divination et le chemin du rite. La lecture des signes s’accompagne en effet toujours de techniques particulières afin de garantir une constante articulation entre l’acte du devin qui prescrit un rite d’une part et, d’autre part, l’acte du « client » qui accomplit ce rite. (8) Nous assistons de la sorte à la manifestation d’un continuum temporel entre rite et divination, en raison et à l’encontre du danger que constitue la relation au sacré.
Et puisqu’il est alors question du sacré, nous ne pouvons éviter de parler du sacrifice qui est à l’évidence soumis à cette ritualité censée garantir la sécurité dans la relation à ce pouvoir sacré perçu comme dangereux. Ce qui équivaut à penser la ritualité dans l’expérience de la coupure et de la perte d’un bon objet par exclusion. Les apports de René Girard (9), par sa théorie sacrificielle et ses considérations sur la nature d’un désir mimétique à la base d’une violence meurtrière contagieuse, viennent dès lors éclairer mieux encore les contradictions au cœur de notre définition du danger et de la dangerosité. L’auteur nous enseigne que l’expulsion sacrificielle de la victime innocente a pour effet de parer inconsciemment à la menace (ou au danger) intime de la mimésis, de cette tendance à l’imitation. Le sacrifice a donc ici pour vertu de supprimer la différence, cette disproportion entre mon avoir et celui de l’autre, génératrice d’angoisse et de violence. Il est en cela une façon de traiter le fondamental de l’existence, à savoir d’objectiver la jouissance de l’Autre. Et le caractère rituel de ce même sacrifice permet la répétition nécessaire de sa réalisation symbolique.
S’il est évident que nous observons ici la répétition inconsciente du mécanisme psychique archaïque de déni du réel (10), nous comprenons que la répétition de la ritualité sacrificielle religieuse lui fait pendant dans la conscience sociale. Cela nous permet alors de mieux comprendre aussi en quoi, dans cette même conscience sociale, l’évocation du danger et le besoin croissant d’une mesure de la dangerosité participent au principe d’un mécanisme inconscient collectif de défense du moi, de protection d’une identité personnelle autant que communautaire. Ceci apparaît alors que, dans le même temps, le caractère répétitif – si ce n’est compulsif – de cette litanie sociale et de sa traduction dans un langage scientifique en criminologie, s’épuise à prouver la réalité de l’expérience du danger dès qu’il est question d’une remise en cause de l’identité en raison de la présence de cet autre, de l’étrange étranger qui fait miroir à cet Autre que nous portons en nous.
Références bibliographiques.
- René GARRUS : Etymologies du Français. Les racines latines. Editions Belin. 1996, p. 89.
- Christian DEBUYST, Françoise DIGNEFFE, Alvaro PIRES : Histoire des savoirs sur le crime & la peine. Vol. 2 : La rationalité pénale et la naissance de la criminologie. Ed. De Boeck Université. 1998, p. 248.
- René GARRUS : Etymologies du Français. Les curiosités étymologiques. Editions Belin. 1996, p. 221.
- René GARRUS : op. cit. Les racines latines. p. 260.
- René GARRUS : op.cit. Les curiosités étymologiques, p. 180-181.
- Encyclopaedia UNIVERSALIS :Encyclopédie des religions, pp. 229, 322, 393, 493 et sq.
- Idem, pp. 52 -56.
- Idem, pp.497 à 502.
- René GIRARD : La Violence et le sacré. Ed. Grasset. Paris. 1972.
- Oscar MANNONI : Je sais bien, mais quand même… In : Cléfs pour l’imaginaire ou l’autre scène. Editions du Seuil. Paris 1969.